Pluto Krath touillait son troisième café, en regardant rêveusement l’équipe derrière la baie vitrée de son bureau.
— Mais comment fait-elle ?
Il savait que c’était sous ses yeux, mais il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.
Allez, il était temps d’aller jeter un œil aux KPIs avant le prochain meeting.
— Gnaahaha !
Dans ce cri se mélangeaient la surprise et la brûlure du café sur ses mains. Mais pas un gramme d’amour propre.
— Je vois que tu n’as pas encore retrouvé tes réflexes de présentiel. Le Pluto que je connais n’aurait pas renversé une goutte, il y a 2 ans.
Tara Reid était assise au bureau de Pluto, et jouait avec son dashboard.
— Justement, préviens ! J'avais presque oublié que je pouvais être torturé à tout moment.
— Pèse tes mots, allons. Tu sais bien que je suis là pour t’aider à te poser les bonnes questions. La nouvelle t’embête ?
— Non, au contraire. Lin n’est là que depuis 2 semaines et elle a déjà fait faire un bond en avant prodigieux à l’équipe. Ça fait 2 ans que j’essaie de les faire travailler ensemble, que je leur répète qu’ils peuvent passer du temps à discuter, à faire du pair, du mob, du BDD, des katas, des BBL, et que rien ne se passe. On a monté des workshops avec tout le management pour identifier et distiller notre culture et nos valeurs. On a identifié la collaboration comme pierre d’achoppement. On a communiqué, revu notre charte, fait des présentations. On a même monté des ateliers animés par des coachs réputés, avec les équipes. Rien n’a tenu. Et Lin arrive dans l’équipe, et ça se fait tout seul.
— Très bien, alors je vais te laisser si tout va bien.
— Mais non tout ne va pas bien. Je ne comprends pas, et c'est un problème. On a brûlé des montagnes d’euros pour rien, et Lin change tout en 2 semaines. J’aimerais juste comprendre.
— C’est pourtant évident, au lieu de leur dire quoi faire, elle l’a fait, c’est tout.
— Elle a fait quoi ? Nous aussi on avait fait beaucoup.
— Et bien tout ce que tu dis : le pair, le mob, le BDD. Elle est allée s’asseoir à côté de ses collègues avec un grand sourire et elle a collaboré avec eux. Ils ont appris à le faire en le faisant, et donc ils l’ont fait.
— C’est ce que les coaches ont fait aussi. Où est la différence ?
— Lin a collaboré avec eux sur les problèmes qu’ils avaient à résoudre au quotidien. Pas seulement avec des jouets. Tout le monde a pu ressentir le progrès, mais aussi trouver les solutions aux trous qui se trouvaient sur le chemin. L’équipe a adapté la théorie à son contexte, en pratiquant dans ce contexte.
— Tu veux dire que tout ça n’a servi à rien ? On fait quoi de la culture qui mange la stratégie au petit déjeuner ?
— Ah c’est vrai que des citations circulent. C’est sûrement vrai. Mais c’est quoi la culture de l’entreprise ? La culture du PDG ? du board ? De l’équipe de management ? De l’équipe produit ?
— Ça fait une culture par niveau hiérarchique, tout ça.
— Comme tu simplifies les choses. Toi-même, tu ne partages pas la même culture avec tes potes, tes gamins, ton équipe, et tes patrons. Tu as N cultures par personne, par groupe, par niveau, par jour... J’admire les sacrifices que vous avez fait pour expliciter tout ça, mais vous ne pouvez en distiller qu’une portion insignifiante. En revanche, je pense que ça a été utile, pour répondre à ta question. Ça fait partie des choses qui ont permis à quelqu’un comme Lin de cristalliser les conclusions que vous avez tirées. Ah j’avais presque oublié. Puisque vous en avez autant parlé, qu’appelez-vous culture ?
— Facile, la culture, ce sont les valeurs, ce qu’on tolère, interdit, encourage, décourage. Les valeurs sont les choses indiscutables. Elles guident les principes, qui guident les pratiques.
— Bien. Si les valeurs sont indiscutables, c’est qu’elles sont ancrées, stables, n’est-ce pas ? Puisqu’elles guident les principes qui guident les pratiques, pourquoi les pratiques de l’équipe ont changé en si peu de temps ? Les pratiques devraient être inéluctables pour une équipe donnée.
— Bonne question, c’est justement ce que je ne comprends pas. Je suppose que les pratiques applicables dans une culture donnée sont infinies, et qu’on peut les changer tant qu’elles sont compatibles avec la culture. Mais alors, comm...
— Attends, attends, j’ai une autre explication pour toi. La culture est décrite pas des mots, génériques, dans lesquels on peut rentrer ce qu’on veut. Personne n’en comprend vraiment la même chose. Ça ne fait rien évoluer. La seule chose qui change les comportements, c’est d’être concret. Donner des exemples de ce qui est encouragé, interdit, etc. Et évidemment, de ce qui est possible.
— Encore une fois, tu vas à l’encontre de ce que tout le monde pense. Tu veux dire que les employés ne comprennent pas les valeurs qu’on affiche ?
—OK, prenons un exemple. Puisque vous avez identifié la collaboration comme pierre d’achoppement de votre culture commune, partons sur ce thème. Jeanine est la tech lead de l’équipe. Robert, du support, lui remonte un problème auquel personne n’avait pensé. L’utilisateur étant bloqué, ils passent quelques heures à analyser la situation. Jeanine trouve une solution, et la pousse en prod. Quelques jours plus tard, on réalise qu’un autre client a une régression, dû en partie à l’évolution de Jeanine. Karim, développeur, prend ça très mal. Il connaissait le risque, et savait parfaitement pourquoi le produit était développé comme ça. Il accuse Jeanine de ne pas avoir collaboré, ni pour comprendre, ni pour tester, ni pour transgresser les règles de l’équipe. Jeanine, abasourdie, dit qu’elle a justement travaillé avec le support et l’utilisateur pour tenter de régler un problème. Alors ? Qui a raison ? Jeanine a collaboré, ou elle n’a pas collaboré ? 1 seul mot, 2 points de vue tout à fait valables, qui aboutissent à 2 conclusions tout à fait antinomiques dans la même situation. La culture commune de la collaboration n’a permis que de faire monter tout le monde sur ses grands chevaux.
— Tu es quand même d’accord avec le triptyque culture/principe/pratiques n’est-ce-pas ? Même le manifeste agile est construit comme ça.
— Je ne sais pas quoi penser de tout ça, effectivement. Ce que je sais, c’est que ce n’est pas très utile. Comme les arguments rationnels, ça ne sert qu’à convaincre les personnes déjà d’accord avec soi. Ça ne permet pas de cadrer les comportements toxiques, comme chez Enron. D’aucuns diraient même que définir une culture commune est toxique en soi. Bref, c’est une théorie. Et tu connais la différence entre la théorie et la pratique ? Ne perds pas ton temps, c’est la pratique. Je prétends qu’en fait, c’est la pratique qui guide les principes et la culture.
— Attends... J’ai le sentiment que tout s’emboîte. Ce serait en pratiquant qu’on changerait les gens ?
— C'est ça, c’est en codant qu’on devient coderon. En tout cas, ça vaut le coup de tenter cette approche. Jusque-là, prendre le problème dans l’autre sens n’a pas vraiment porté ses fruits. Et tu as l’exemple d’un succès en le prenant par la pratique. En plus cette approche est infiniment moins chère que celle que vous avez adoptée. C’est un pari raisonnable non ?
— Ça me fait penser à l’épidémie. Tout le monde nous disait que mettre un masque était de culture asiatique, qu’on ne pourrait pas se passer de s’embrasser parce qu’on est un peuple latin, qu’on ne saurait pas motiver les équipes sans la pause-café. Et en le faisant, on s’est rendu compte qu’il y avait même du bon à garder dans tout ça. C’est à se demander si les règles n’ont pas modifié notre culture.
— Et voilà, la pratique ouvre les yeux de ceux qui la vivent.
— J’ai l’impression que si on doit à nouveau investir dans du coaching, ce sera plutôt sur le clavier, au sein des équipes. Intéressant tout ça.
Pluto laissa flotter ses pensées en regardant à nouveau son équipe. Il vida son café tiède, sourit, oublia Tara déjà partie, et résolut de se concentrer sur ce que les collègues vivaient au quotidien. Effectivement, ça valait le coup d’essayer.